Pour cette création dans le cadre du Laboratoire Être, jouer et performer mené par Laurent Berger le défi est de taille : en 10 jours - soit deux sessions de 5 jours avec un mois de pause entre les deux - il s’agit de créer une forme spectaculaire avec quinze anciennes étudiantes du Master Création de Montpellier en mettant en jeu au maximum les outils pour la scène formalisés par l’équipe de recherche de la Fabrique Autonome des Acteurs (R-team).
Daria Lippi et Juliette Salmon se proposent d’expérimenter le binôme Metteur en scène - Coach pour relever ce défi. Familières de la transmission pédagogique à deux et du groupe d’anciennes élèves invitées c’est aussi une manière pour elles de changer leur dynamique de travail.
Lippi est donc metteur en scène. Elle donne la direction, a le final cut, est à l’extérieur et voit donc ce qu’il est impossible de voir de l’intérieur, elle s’attache aux parties comme au tout, elle est maître de la cohérence globale, elle guide la ligne esthétique et dramaturgique, elle fait des notes individuelles et collectives.
Salmon est coach. Elle est actrice au plateau avec le groupe. Elle se frotte aux mêmes matières et obstacles que les actrices en scène, elle voit et sent depuis l’intérieur de l’action ce qu’il est impossible de voir de l’extérieur et ce que la jeunesse dans le métier empêche souvent le groupe de percevoir de l’intérieur, elle impulse les mouvements de groupe, elle fait des retours individuels et proposent des outils spécifiques aux actrices.
Ensemble elles construisent, proposent et leadent les protocoles d’entraînement et de création, font des notes, travaillent à la composition et au montage.
Chaque journée commence par la lecture (individuelle mais dans le même espace-temps pour tout le groupe) de l’autonotation. Trois minutes pour relire et visualiser les réussites, commandes et événements récoltés la veille en fin de journée pendant cinq minutes. Le cahier d’autonotation a été transmis à la faa. par Yves Delnord, tireur et ancien entraîneur de l’Équipe de France de Tir sportif. Créé par le tireur américain Lanny Bassham le cahier d’autonotation est une pratique autonome qui joue un grand rôle dans l’éducation du ressenti dans l’action et la capacité à progresser et se rendre compte de sa progression : une préparation mentale à la performance.
Lippi et Salmon aiment et pratiquent le théâtre comme sport d’équipe. Une grande part de l’entraînement consiste donc à créer et entraîner le corps (cerveau compris!) du groupe, à en faire un organisme vivant à part entière.
Escucha est une pratique de groupe qui fonctionne par empilement de règles. Aux règles de base (marche silencieuse, rythme commun, équilibre de l’espace) s’ajoutent un répertoire d’actions (sauter, aller à terre, s’arrêter, repartir, faire 2 pas lents, faire 5 pas rapides) puis des contraintes (d’espace et de regard). Les actions sont déclenchées par une leader tournant (qui veut impulse l’action quand elle veut). Le reste du groupe réagit le plus rapidement possible à l’impulsion de la leader en faisant la même action. Si je réagis avec une autre action du répertoire ce n’est pas un problème car c’est la vitesse de réaction qui est visée.
Cette pratique travaille tant l’attention que l’écoute, l’endurance, la capacité à se positionner pour être en capacité d’impulser comme de réagir. Les règles qui la composent sont les règles de base des plateaux que Lippi et Salmon aiment à fréquenter et à créer. Elle compose donc un prérequis essentiel au travail et fait goûter aux actrices à la fois la rigueur et la jouissance que demande le fait d’être un groupe en scène.
“Tu sais qui tu es parce que tu es avec ceux avec qui tu es. À cause de ceux avec qui tu es, tu fais ce que tu fais de la façon dont tu le fais” écrit Carl Safina à propos de la culture chez les autres animaux. Cette phrase est devenue un fil rouge de la création. Faire groupe c’est aussi partager des comportements hérités et construire des comportements qui nous font nous reconnaître en tant que groupe.
Lippi et Salmon transmettent aux actrices une partie du répertoire de chants polyphoniques italiens de tradition orale qu’elles apprennent et pratiquent auprès de Germana Mastropasqua et Xavier Rebut depuis 2021.
Tout le groupe apprend chaque voix puis les actrices se répartissent en fonction de leurs tessitures ou de leurs appétits. Partir ensemble, respirer, écouter, amener, soutenir, retenir, attaquer… autant d’actions mises en jeu par ce travail de chant à plusieurs voix.
À l’entraînement tout le monde chante. La création décide ensuite en fonction des chants retenus et de ce qui se joue par ailleurs au plateau de qui chantera quoi.
En scène nous passons un temps certain à marcher. Escucha sensibilise déjà le groupe à l’attention qu’il nous faut porter à cette marche en scène pour qu’elle ne soit pas une “action anodine”.
Lippi et Salmon transmettent également au groupe Les 8 pas. Cette pratique vient des arts martiaux et consiste à faire - ensemble et sans bruit - 8 pas dans une direction (appelons la x), puis 7 dans la direction opposée (y), puis 6 vers x, puis 5 vers y, jusqu’à 1 vers y et 1 vers x puis de remonter 2 vers y, etc. jusqu’à 8 vers y. De nombreuses variations construites et éprouvées par Lippi, Salmon et la R-team permettent d’écrire de véritables chorégraphies de marches et créent des occupations de plateau tant esthétiques que donnant du jeu à l’attention, à l’intention et aux relations intra-groupe et à l’environnement des actrices.
Les 8 pas sont joués en tant que tels à plusieurs reprises dans la forme spectaculaire créée avec des contraintes différentes et des relations à d’autres actions en jeu.
La création se répète et se joue à Bataville (siège de la Fabrique Autonome des Acteurs en France) dans l’ancienne salle de bal des ouvriers. Cet espace se compose d’un parquet, il est entièrement vitré et 6 colonnes dirigent le regard en profondeur plutôt qu’en largeur comme sur les plateaux traditionnels.
Les actrices ont accès à du mobilier (canapé, tables, chaises, casiers rétro, lampes, etc.) et à des objets. Cet espace non-théâtral, cet espace réel, nécessite un vrai travail d’apprivoisement par les actrices.
Un ensemble de règles du jeu invitent les actrices à faire leur territoire dans cet espace :
Au fil des ajouts de règles et des interactions (habitante du territoire - visiteuse) des scénographies ou morceaux de scénographies se dessinent.
Le groupe entier travaille pour faire une proposition de scénographie à Lippi et Salmon. Après corrections depuis l'extérieur le territoire est constitué. Le groupe travaille ensuite à comment faire arriver la scénographie et comment la faire sortir (Chorégraphie in et Chorégraphie out). Au fil de la création les éléments seront aussi amenés à se déplacer dans la profondeur : comme si un tapis roulant amenait plus près ce qui était au fond en faisant passer au fond ce qui était au premier plan. C’est une nouvelle chorégraphie à créer pour le groupe.
Ces ensembles de règles de territoire traversées à l’entraînement ont ainsi amené à la création de séquences chorégraphiques faisant partie intégrante de la forme spectaculaire.
Pendant toutes les répétitions Lippi et Salmon travaillent à transmettre la nécessité d’une continuité entre les répétitions et la performance, entre l’entraînement et les pratiques de création. C’est un “faire” au plateau et un “faire ensemble” qui s’éduque à chaque moment. Si le jour de la performance on cherche à faire autre chose que ce que l’on sait faire, on appelle le vide, le néant dit Yves Delnord. Lippi et Salmon incitent donc les actrices à ne pas hiérarchiser les pratiques proposées et à mettre la même rigueur, la même attention à l’entraînement que dans les moments qui leur semblent plus directement reliés au “spectacle”.
En binôme les actrices copient (et immanquablement traduisent) des combats intra-spécifiques d’autres animaux depuis un support vidéo. Oies, lézards, souris, poissons, tigres, mouflons, … chaque binôme reçoit la vidéo d’un combat et s’attelle à trouver dans leurs corps les façons de rejouer ce combat. Regards, rythmes, impacts, les combats sont d’abord travaillés en autonomie. Lippi et Salmon passent ensuite et apportent au besoin des corrections : le plus souvent il s’agit d’inviter à une façon de se servir autrement de son poids pour permettre à son corps des actions plus proches des équilibres des autres animaux (notamment sur ceux ayant des sabots) ou à clarifier les regards (notre espèce fait passer beaucoup du conflit par les yeux ce qui est peu le cas chez les autres animaux). Il s’agit ensuite de travailler rythmiquement à ce que le combat demeure intéressant à regarder alors que nous humaines ne sommes pas équipées comme les protagonistes du combat. C’est un travail en aller-retour entre des moments de travail en duo, de montrage, de retravail. Le montage viendra ensuite ajouter sa part : agrandir, ajouter des pauses, répéter, etc.
Lippi et Salmon proposent aux actrices ce protocole ludique pour créer des partitions scéniques. En binôme les actrices établissent une liste de verbes d’actions puis choisissent la modalité de chaque action : en autonomie c’est-à-dire que chaque actrice crée sa propre action pour le verbe; en collaboration c’est-à-dire qu’il faut créer un faire ensemble sans obligation de synchronie; en mêmeté, ici la synchronie est parfaite, c’est la même action pour les deux actrices; en opposition nécessite que l’action soit créée par une des actrices et que l’autre choisisse ce qu’elle oppose (rythme, direction, espace, etc.) à cette action tout en gardant le verbe actif, l’action agissante. Les actrices ajoutent ensuite à cette partition des adresses : pour moi (elle fait l’action pour elle-même), pour toi (elle l’adresse à la partenaire), pour les spectatrices ou pour toutes (partenaires et spectatrices). Après nettoyage des partitions par Lippi et Salmon chaque binôme va transmettre à un autre sa partition de façon à créer deux quatuors.
Avec les mêmes actions les actrices ont donc désormais un répertoire à 2, à 4, elles peuvent répéter ou isoler les actions et s’en servir à d’autres moments de la partition collective, c’est un travail fractal.
Lors de la saison 2023 le fil rouge de la R-team était les comportements. Dans ce cadre les actrices de la R-Team ont composé le Mur de la recherche, c’est-à-dire une sélection de textes scientifiques éclairants certains comportements : Darwin, Lorenz, Safina, Desprets, Morizot, Macchiarella, De Waal, Yong, etc. Ces textes sont imprimés et collés dans un couloir de Bataville. Les actrices du groupe sont invitées à lire et sélectionner des textes qui les intéressent et Lippi et Salmon font également des propositions (notamment des textes de Darwin extraits de Voyage à bord du Beagle). Le répertoire ainsi constitué offre des regards sur qui nous sommes, nous animal parmi les autres animaux.
Les textes sont travaillés avec les outils du rap (notamment en deuxième semaine) : Compter et Flow sur une instru en 4 temps.
Avec Compter les actrices s’entraînent à faire rentrer le texte dans un phrasé pré-établi. Elles découvrent la rigueur du cadre, la nécessité d’entendre le premier temps, le défi du relais.
Avec Flow l’instru tourne en boucle et les actrices viennent poser le texte sur la musique avec pour visée première de ne pas faire de pause. C’est un flux, ça avance. Après un travail en autonomie et en tutti chaque actrice a des séances individuelles avec Lippi ou Salmon pour faire des choix dans le phrasé du texte. Accélérations, suspens, inclusion d’une ou plusieurs phrases en Compter. C’est un travail de cisèlement du texte qui permet aux actrices de se libérer du sens pour le faire parvenir sans crispation. Dans la forme finale certains textes seront joués en musique, d’autres en silence mais les actrices gardent actif le travail de phrasé permis par ces deux outils.
En fin de semaine 1 il est temps de faire un premier état des lieux de la matière. Nous avons des chants, des combats animaux, des partitions d’actions à 2, des partitions d’actions à 4, des partitions verbales, des marches, des chorégraphies pour la scénographie.
Lippi transmet aux actrices sa façon de faire le montage. Chaque composition, scène, chorégraphie, chaque brique autonome est inscrite sur un papier. On fait ensuite des besaces : d’un côté les textes, d’un autre les chants, d’un autre les partitions d’actions, etc.
Une fois ces billets écrits il est aisé de les déplacer et de constituer petit à petit des briques composées (ce chant pendant ce combat par exemple) et enfin un mur (tout provisoire soit-il), une structure.
Les briques composées peuvent se faire soit par visualisation avec les billets et elles sont ensuite testées au plateau, soit directement au plateau lorsque Lippi indique des possibilités de composition pendant que les actrices sont en action.
En fin de semaine 1 nous arrivons à la création d’une première structure. L’enjeu de la seconde semaine va être de créer des liens entre les actrices dans la structure, de clarifier les transitions, d’ajouter de la matière. Le montage va encore bouger mais un des coeurs du travail est de créer du lien sur le plateau à chaque moment. Que font les actrices quand elles ne sont pas protagonistes ? Lippi et Salmon travaillent avec le groupe pour écrire les B des A. Nous appelons A et B les rôles indispensables de l’action : A l’initiative, B la réception. Quand A est protagoniste (partition verbale et partition physique) il est nécessaire pour les autres actrices d’écrire les B. D’une part pour ne pas mourir d’ennui en scène, d’autre part pour soutenir l’attention des spectatrices sur A. Comment j'écoute, comment je reçois ? Être B c’est créer une véritable partition de réception. Par exemple tout le monde ouvre grand les yeux sur telle partie du texte d’une actrice, des mots sont répétés, on choisit de prendre partie (je suis “pour” ce que A dit, je suis “contre”), etc.
Un des outils phare de la seconde semaine est Déclencher. Chaque actrice travaille à se relier au groupe en choisissant quelles actions de quelles actrices déclenchent les siennes. Ce travail sur les déclencheurs obligent les actrices à se parler et à clarifier et nettoyer leurs partitions en autonomie. En effet si une collègue vient me dire que mon troisième pas dans la partition d’action à 2 déclenche son déplacement pour aller chanter je donne de l’importance à ce déclencheur, j’y mets mon attention et ma partition gagne ainsi en intention et profondeur. Déclencher rend actif l’idée d’un organisme groupe, une nuée d’oiseaux, un banc de poissons.
Comme souvent dans le travail de Lippi et Salmon le montage final de Je porte de grandes chaussettes, mon amour est une bombe est arrivé tard. Lorsque les briques sont bonnes, bien construites, autonomes, il est aisé de les déplacer et de raconter des histoires bien différentes. Ainsi le dernier jour Lippi et Salmon dégagent trois débuts possibles. De ces trois propositions une sera le début, l’autre la fin. Le montage se fait tant à l’oreille qu’à l'œil et en lien avec le réel (quelles actrices peuvent faire quelles actions à quels moments ?). Jusqu’au dernier moment de la nouvelle matière est créé pour venir tendre ou suspendre une transition. Cette souplesse dans le montage n’est possible que grâce à la continuité entre l’entraînement et la création.
Dans le travail proposé par Lippi et Salmon tout se traverse à l’entraînement et la création émerge presque sans que les actrices ne s’en rendent compte. Il y a plusieurs années dans le cadre d’un laboratoire karaté-théâtre, Lippi et Salmon avaient été saisies par la façon dont Nadia Dumont, championne de France de karaté catégorie kata et pédagogue d’exception, avait mené le groupe à connaître et performer le kata. Au fil des jours, Dumont avait fait travailler tous les coups et parades du kata, avait fait travailler des séquences et quand le kata était arrivé, les briques s’imbriquaient presque sans avoir à y penser. Pour cette création Lippi et Salmon ont travaillé de cette façon. Par la répétition des pratiques et outils les briques ont émergé. Le travail de montage régulier a permis la création d'unités de plus en plus longues mais restant souples, mobiles. En dernière ligne droite la forme a émergé du travail collectif quotidien et a permis d’ajouter de la fantaisie, du rythme, des relations.
“L’entraînement paye toujours, on ne sait jamais quand” - Yves Delnord.