FAA.

Autonomie.

 

Plus nous nous questionnons sur ce que serait la pratique de l’autonomie, plus nous avons l'impression que son opération fondamentale est : choisir. Faire des choix. A tous les niveaux. Or, dans les conditions dans lesquelles nous exerçons le métier d’actrice aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse qui est vrai : nous sommes choisies, nous attendons qu’on nous choisisse, nous faisons tout pour être choisies. Les auditions, les castings, les rôles qu'on nous propose, les concours, les prix (et nous pourrions poursuivre avec les dérives qui en découlent : les rendez-vous en tête à tête, les avances, les contreparties, les manipulations et ainsi, malheureusement, de suite). Ce n’est pas étonnant que lorsque nous choisissons ce que nous voulons faire, que nous construisons nos projets, fondons nos compagnies, cherchons les moyens pour réaliser nos créations, c’est majoritairement en tant que metteures en scène que nous le faisons. Rares sont les projets choisis, construits et portés par des actrices… en tant qu’actrices.

Admettons que cela soit ainsi : une contrainte sociétale qui ne changera pas du jour au lendemain, et avec laquelle nous devons composer. Quel est alors le niveau auquel il est possible pour nous de faire des choix ? Si nous ne pouvons pas souvent choisir ce que nous faisons, nous pouvons choisir comment nous le faisons. Ce niveau, qui est bien vaste en vérité, assez vaste pour nous occuper toute une vie, nous l’appelons le métier. À chaque fois que nous nous posons la question “comment je vais faire ça” nous allons faire des choix. Mais ces choix ne se présentent pas à nous par magie : pour faire un choix il faut que nous puissions déceler au moins deux alternatives, et pour que ces alternatives soient réalisables il faut que nous les connaissions. Que nous les ayons pratiquées. N’ayant jamais joué au tennis, quand la balle arrive dans mon camp le seul choix qui se présente à moi est d’essayer par tous les moyens de la renvoyer de l’autre côté. Peu importe comment. Je ne choisis rien du tout. Une joueuse experte peut choisir où, à quelle vitesse, avec quel effet de rebond elle va renvoyer la balle, et sans doute encore d’autres critères qu’en novice je ne peux même pas imaginer. Pour avoir le choix il faut voir les possibilités de choix, il faut rendre perceptible, conscient et réalisable ce qui ne l’était pas. Cela passe par l’expérience répétée. Par l’entraînement. Toutes les disciplines qui s’attaquent à des actions difficiles, non quotidiennes, extra-ordinaires, comme centrer une cible, combattre, évoluer à dix mètres du sol, chanter, escalader une paroi verticale, toutes ces disciplines ont élaboré des entraînements, des protocoles, des routines qui cultivent une forme également extra-ordinaire d’attention à chaque facette de l’action. Si nous voulons avoir le choix nous devons faire de même. Nos actions ne sont ordinaires qu’en apparence. Comment nous les faisons, voilà qui peut les rendre extra-ordinaires, si nous faisons ce choix. L’autonomie augmente notre plasticité, notre capacité à changer, à nous adapter, sans pour autant remettre en cause notre niveau, notre expertise, et moins encore notre valeur. 

Inutile de te dire que quand on commence à faire des choix on y prend goût. Que ce goût nous voulons le retrouver ailleurs, dans d’autres contextes. Que la possibilité de faire des choix en ce qui concerne les conditions de notre travail nous apparaît alors indispensable, même si cela comporte des difficultés, des efforts, des prises de risque considérables. Mais c’est alors en toute conscience, avec un but clair, un but autonome, personnellement choisi, que nous pouvons œuvrer pour que cet état actuel des choses, cette contrainte sociétale discutable, commence à changer pour de bon.

À la faa. nous nous intéressons à l’artisanat du jeu. Aux techniques, aux gestes, aux procédés, à tout ce qui peut être refait, transmis et partagé. Si nous étions des peintres nous étudierions les différents types de pinceaux, la composition des couleurs, les caractéristiques des supports et tous les gestes qui nous permettent de choisir comment nous allons peindre tel tableau. Si nous étions des menuisières nous nous intéresserions aux différences subtiles entre une scie égoïne et une scie à dos, nous essayerions d’en décrire les caractéristiques et les variations d’usage. Nous ne nous occuperions pas de ce que chaque menuisière vise à réaliser comme objet avec ces techniques, ces procédés, ces gestes, si c’est une fenêtre en bois non traité ou un fauteuil Louis XIV, mais uniquement de ce qu’elle puisse les réaliser au mieux de ses possibilités. Cette connaissance commune, ce patrimoine du métier qui permet à chaque artisane de ne pas devoir découvrir toute seule, ex nihilo, ce qui a déjà été étudié, manque à notre métier, le métier artisanal de l’actrice. Nous nous intéressons donc aux techniques, aux procédés, aux gestes, aux outils, aux routines du métier d’actrice. Ce point de vue nous permet de collaborer, chercher, apprendre, enseigner, en réunissant des praticiennes aux cultures très différentes, car un geste artisanal peut être utilisé pour servir des esthétiques et des philosophies du jeu différentes, voire même divergentes. Ce que tu fais avec un outil t’appartient, c’est ton choix, ta visée, notre ambition est que tu puisses en maîtriser l’usage. 

Depuis le point de vue de l'artisanat, la maîtrise est une visée légitime et réalisable. Elle consiste dans l'augmentation de nos possibilités de faire des choix. Si je sais utiliser ces deux pinceaux je peux choisir le plus adapté au résultat que je vise. En nous considérant avant tout comme des artisanes, nous faisons un grand pas vers notre autonomie. Nous nous réapproprions la possibilité d’évaluer notre travail, de l’évaluer positivement. Nous apprenons à reconnaître le goût du travail bien fait et à fonder notre satisfaction sur sa qualité plutôt que sur son succès. Le succès ne dépend pas de nous, il dépend des autres. Quand les autres (le public, les producteurs, les directeurs de salle, les critiques…) sont capables d’apprécier la qualité de ton travail, il se peut que le succès accompagne l’excellence artisanale (tu es alors considérée comme une artiste). Quand ce n’est pas le cas, le succès dépend des modes, des relations, des rapports de pouvoir… autant de facteurs sur lesquels tu n'as pas de prise, qui ne font pas partie de ton métier, qui s’apparentent au hasard. Cependant, que le hasard te favorise ou pas, ton travail est bien fait, tu en as la maîtrise, et cela dépend de toi. C’est donc aussi dans le sens artisanal que nous employons volontiers et sans complexes le mot maître. Maître comme maître artisane, et non comme maître gourou. 

Est-ce que les techniques que nous étudions, les procédés, les outils, couvrent toute l'étendue de ton jeu ? Non, bien sûr que non. Comme dans tous les domaines, chercher à connaître quelque chose nous dévoile l’étendue infinie de ce qu’il y a encore à connaître, sans même parler de l’infime partie que le connaissable représente par rapport à l’existant. Si, comme nous l’avons souvent entendu dire, tu crains que comprendre et préciser ce que tu fais puisse “anéantir le mystère” (de l’inspiration, du talent…), nous te rassurons : pour y avoir mis le nez, c’est une entreprise hors de portée. Cependant, accompagnées par la conscience aiguë de notre indépassable ignorance, que nous partageons avec n’importe quel autre domaine de la recherche humaine, nous restons convaincues que maîtriser un répertoire de gestes, d’outils, de protocoles, de techniques est tout de même ce qui fait la différence entre avoir un métier et avoir de la chance.